Sud-Kivu : Les intellectuels sont-ils provocateurs ? (Tribune d’Elly Habibu, politologue)

Depuis un certain temps, on assiste à une sorte de confrontation entre « intellectuels » et « politiques », ou entre intellectuels au pouvoir, intellectuels à côté du pouvoir et intellectuels non au pouvoir.
Disons tout de suite qu’il n’est pas facile de cerner correctement la définition d’un intellectuel.
On peut supposer qu’à ce dernier correspond toute personne bien formée, ayant accumulé un grand stock de connaissances dans les écoles modernes de niveau supérieur et universitaire.
Mais alors, est-il juste de laisser de côté les sages des sociétés traditionnelles possédant, eux aussi, un énorme bagage de connaissances sur l’histoire de la société, sur les manières correctes d’organiser et de conduire les sociétés humaines ?
Par commodité, je considère donc comme un intellectuel toute personne possédant un niveau élevé de connaissances acquises dans les écoles modernes les plus élevées, et susceptibles de servir par la pensée et en application de ces connaissances à la solution des problèmes qui se posent dans la société. Il s’agit de l’élite intellectuelle
Ainsi, l’intellectuel est, de par son pouvoir d’action sur la société, le premier concerné et interpellé par la politique.
Or, cette obligation est malheureusement trop souvent ignorée sinon dédaignée par l’intellectuel de Sud-Kivu.
Vouloir ignorer sa vocation socio-politique en se réfugiant dans l’indifférence, c’est renforcer une certaine misère intellectuelle et c’est lâche de crier, après, sur les médiocres qui gouvernent.
C’est chaque jour qu’un intellectuel doit rechercher la cité la meilleure.
Parmi les multiples formes d’engagement politique qui s’offrent à l’intellectuel, l’une de plus appropriées c’est celle qui consiste à provoquer, dans le double sens de causer c’est-à-dire d’engendrer ( de bonnes décisions) et de déranger.
Elle consiste, plus exactement, à travers un exercice rigoureux et sain de critique, du dérangement, à provoquer la prise des décisions intelligentes et fécondes, susceptibles d’éclairer et d’orienter la pratique politique vers des possibilités plus justes et plus efficientes( l’engagement des intellectuels sur la question des frais d’Exetat est une récente illustration).
Reconnaissons d’autres part que, imbus de préjugés invétérés et injustifiés, certains pensent habituellement que la tâche politique de l’intellectuel doit se limiter au seul aspect de critique (négative) du pouvoir politique et qu’il est par conséquent indigne à un véritable intellectuel de parler en faveur de la pensée ou de l’action d’un homme politique.
On estime, dans un aveuglément étonnant, que rien de bon ni de conceptuellement correct ne peut sortir de l’homme politique.
Aussi, dans le confort du ciel abstrait des idées ( souvent nébuleuses, et, heureusement pour eux, incontrôlables), l’on se satisfait de tenir un discours aux mots difficiles, mais aussi, l’on se trouve satisfait et rassuré de ne point encourir ni le reproche impudique de flirt avec le pouvoir politique ni celui, très désagréable, d’entrer en conflit avec celui-ci.
L’engagement politique est un acte intelligent, et l’intectuel le réalise par ce que j’appelle la  » provocation ».
Au Sud-Kivu, une telle mission entraîne un très sérieux problème.
En effet, c’est un fait que, quelle que soit sa destination, la masse ou l’homme au pouvoir, la parole politique de l’intellectuel (dérangeante ou sustentatrice), est toujours jugée dangereuse. Tandis que la masse y voit un opium distillé par le pouvoir politique, ce dernier y soupçonne des germes de contestation, de déstabilisation et de renversement du régime en place.
Dès lors, comment s’y prendre pour se faire écouter et espérer avoir de l’impact sur le pouvoir et la masse ?
Je pense que, vis-à-vis du public, on ne peut être longtemps écouté si l’on tient un discours dont on n’est pas convaincu soi-même. De même un discours qui manque de montrer avec clarté la pertinence de ses options est voué à un rejet évident, et c’est là que brusquement les intellectuels sont traités des fous.
D’un côté, soutenir l’homme au pouvoir auprès du public ne saurait signifier excuser et exalter, de façon fanatique, aveugle et naïve jusqu’aux gaucheries et errements politiques valorisant la mauvaise gouvernance, la terreur, l’orgueil et écrasant l’homme en ses droits et libertés fondamentales.
C’est, au positif, manifester son consentement à une option idéologique ou à des actes politiques qui sont en conformité avec sa propre manière de concevoir les choses, elle-même étant éclairée par les exigences de la rationalité et de la moralité.
Nul ne doutera que cela exige, de la part de l’intellectuel, une bonne part de courage politique face aux accusations de complicité avec le pouvoir.
D’autre part, il n’est pas non plus facile, pour l’intellectuel, d’être écouté par le pouvoir politique dans la mesure où la parole politico-intellectuelle doit précisément le déranger en se donnant, vis-à-vis de lui, comme une entreprise de déstabilisation.
Ainsi, est-il impérieux, dans le but d’être écouté, de savoir doser la pillule, de se chercher une « stratégie de la parole critique » (savoir qu’une critique peut tourner en outrage et conduire à des poursuites judiciaires).
Un homme politique modèle est disposé à écouter les critiques négatives et positives de l’intellectuel.
Mais, même dans un régime de démocratie et de libre confrontation des idées, il est naïf de croire que toute parole critique, quelle que soit sa forme, est acceptée sans la moindre réserve. Quand bien même une critique serait pertinente dans son contenu, elle énerve et, généralement, perd de sa valeur si elle est formulée d’une façon injurieuse ou « ridiculisante ».
Par conséquent, tout intellectuel engagé qui désire être écouté, c’est-a-dire qui veut que son discours soit efficace et ait les effets escomptés, devra constamment se rappeler que toute vérité, si bonne ou si belle soit-elle, ne devra jamais se dire n’importe où, n’importe quand et de n’importe quelle manière.
Tout comme la science n’exclut pas la déontologie et la courtoisie, la critique de la société et du pouvoir ne saurait revêtir n’importe quelle forme.
Cela relève de « bonnes manières », de la civilité, et d’une bonne stratégie de la parole critique.
Cette dernière expression signifie une parole intelligente, habile, policée et auto-disciplinée, une parole sans cesse vigilante, attentive aux trois interrogations suivantes : que dire, pourquoi le dire, comment le dire ?
La paix et le développement du Sud-Kivu ne sont possibles que si chaque citoyen accomplit ses devoirs, avec le maximum de conscience, de dévouement, de moralité et d’intelligence.
Le Gouverneur Théo Ngwabidje et son équipe, le Président de l’Assemblée provinciale, Zacharie LWAMIRA et tous les députés, doivent savoir qu’ils ont pour devoir civique de créer, impérativement, les conditions de base favorable à l’épanouissement humain et spirituel des libertés, au renforcement de l’harmonie et de l’unité provinciale, et à l’avènement du progrès de tous les citoyens appartenant aux communautés provinciales, dont ils ont la charge et avec lesquels ils sont liés par un contrat social, dit programme du gouvernement.
A leur tour, les intellectuels ont pour devoir civique de prendre conscience de leur responsabilité sociale et historique face à la destinée du Sud-Kivu, et aussi, par l’exercice d’une critique intelligente et élégante, de provoquer des changements positifs dans le mode de gestion du pouvoir ainsi que dans les formes et volontés de participation politique des citoyens.
Par ces devoirs, l’homme politique et l’intellectuel se rencontrent.
Ainsi, les rapports d’exclusion mutuelle et de confrontation du savant et du politique (Weber, 1959) doit être dépassée, et concevoir de façon dynamique, avec des véritables Experts et communicateurs du gouvernement, en des devoirs et droits réciproques en vue d’une même finalité.
Pourquoi ne pas avoir désormais des journées  » sciences, scientifiques et politiques », ou simplement « Élites intellectuels et Elites dirigeantes pour la paix, la démocratie et le développement du Sud-Kivu », qui donneraient lieu à un véritable dialogue et dont les actes peuvent servir d’ampoules à la marche du Sud-Kivu?
C’est un choix : soit on construit ensemble soit on meurt ensemble.

Par Elly HABIBU, Politologue

Articles similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page
Fermer